Saint-Pierre, Fort-de-France et le leg des paysages urbains

Au XXe siècle, et surtout depuis la départementalisation, le développement des villes s’est intensifié.

Saint-Pierre

« Il découvrit de haut (il ne l’avait jamais vraiment vue) la ville que le mentor l’avait envoyé prendre : une enfilade de toits rouges face à la baie peuplée de bateaux, allant de fonds Coré jusqu’à l’anse Thurin, puis s’étageant sur les mornes de bois-debout dont elle ne devait jamais achever la conquête. Et caetera de tuiles, rouges, ocre, noires d’âges et de caca-zoizos, craquaient sous le soleil comme les terres assoiffées. Les tours jumelles de la cathédrale du Bon-Port, la pointe d’horloge de la chambre de commerce, des lucarnes à pignons, des bouts de façade, des fenêtres sans châssis, des volets à persiennes mobiles comme des paupières. Partout, la verdure d’un vieil arbre entre les interstices de la pierre et du bois, des croix hautaines, des bouts d’arcades, des silhouettes pâles dans l’ombre d’un séjour, le lent balancement d’on ne sait quoi relié aux nuages qui s’en vont, un bout de la majesté du théâtre, la torche fumante de l’usine Guérin, le tout vibré de rumeurs souterraines (marchandes, carrioles, chevaux claquant au pas). Le grincement lent-régulier du tramway à mulet soupirait sur l’ensemble comme une clarinette ».
« La ville était d’antan, solide, épaisse. Elle offrait peu de place à ses rues, sauf celle Victor-Hugo, qui allait large et fière. La ville était jaune, grise, moussue, mouillée dans ses ombres, elle gloussait l’eau souterraine des mornes. Au nord, la ville était plus fraîche. Côté du Fort, elle déployait un lélé de ruelles et de marches en gringole vers la mer. En son milieu, la ville grouillait des faiseurs de commerce, des dockers du mouillage saisis sous la chaleur des mornes gobeurs de vent. Là, un senti de rhumerie, ici une vapeur de fonderie, sur ce bord la cadence martelée des nègres tonneliers musiciens des marteaux. Au sud, la haute cathédrale touchant d’une ombre bénite des fabriques de mulâtres ».

Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992

Saint-Pierre dans sa baie, dominée par la Montagne Pelée : paysage littoral grandiose

Saint-Pierre centre

Saint-Pierre, l’église avec la Pelée à l’horizon

Les ruines de 1902, Saint-Pierre

Dès 1902, l’éruption de la Pelée bouleverse la hiérarchie des villes avec la destruction de Saint-Pierre. La ville avait bénéficié des premières installations des colons grâce à sa longue plage où il était facile d’atterrir, à son terrain stable pour bâtir, à ses eaux vives descendues de la Pelée et des Pitons, à son pays relativement plat au-delà de la Roxelane. Cette primauté acquise était encore vraie à l’aube du XXe siècle, malgré le développement croissant de Fort-de-France. L’éruption y a brutalement et dramatiquement mis fin.

Elle a fait disparaître une ville considérée comme remarquable par Laurent Charré et Albert Flagie, car créole plutôt que coloniale :

« Cité aux splendeurs esclavagistes, quintessence d’un système radical d’exclusion et d’exploitation d’où elle tira longtemps toute sa richesse, Saint-Pierre était paradoxalement une ville accueillante aux pauvres comme aux possédants, rassemblés et mêlés sur un même territoire limité. Tout à la fois bourgeoisie et populaire, marchande et cosmopolite, proche du monde rural des habitations et des planteurs qui la fréquentaient mais totalement autre car complètement urbaine, cette ville fut véritablement ville. Saint-Pierre qui ne répondait pas complètement aux critères de définition formelle de la ville coloniale antillaise, y échappait également dans sa vie sociale et urbaine comme dans ses fonctionnements. En ce sens, la ville était bien plus créole que coloniale. Elle constitue probablement le seul exemple d’achèvement des processus de créolisation dans la ville en ce qu’ils peuvent représenter de syncrétisme spécifique et commun.

Saint-Pierre fut une ville unique où s’est forgée une culture originale, urbaine, créole et partagée qui n’existait nulle part ailleurs et qui, sous cette forme et à ce niveau, a disparu en grande partie avec elle. Outre la culture classique et contemporaine européenne, diffusée par le luxueux théâtre de Saint-Pierre qui contenait 500 places et attirait bien au-delà de la cité (des services particuliers de bateaux furent même mis en place), les nombreux salons accueillaient et développaient toutes les expressions de la culture martiniquaise. En particulier, les musiques créoles étaient à l’honneur et on y jouait mazurkas et biguine avec un tel succès qu’aujourd’hui encore les amateurs éclairés reconnaissent la spécificité de la biguine de Saint-Pierre.
La fin de Saint-Pierre ne signifia pas seulement la disparition de bâtiments et de jardins, de rues et de places mais aussi l’élimination physique de toute une population, ou presque, porteuse de valeurs et d’habitudes spécifiquement urbaines que le reste de la Martinique, majoritairement rurale alors, ne retrouvera pas avant longtemps. »

L. Charré, A. Flagie - Les tendances de l’urbanisation en Martinique, mai 2001

Quelque 100 ans après, malgré les risques, l’urbanisation Saint-Pierroise a progressivement reconquis une partie du site splendide de la baie dominée par les hautes pentes de la Pelée. De façon émouvante, les traces des destructions, encore visibles par les pans de murs dressés au bord de la mer, servent d’appui ou d’encoignures aux maisons reconstruites. La façade de mer s’est rétablie autour de la place Bertin et l’espace compris entre le Morne  -Abel, le Morne  -d’Orange et la Roxelane a été réoccupé par l’homme. Le Mouillage, le quartier du Fort se sont partiellement reconstitués.

Fort-de-France

« Au cœur ancien : un ordre clair, régenté, normalisé. Autour : une couronne bouillonnante, indéchiffrable, impossible, masquée par la misère et les charges obscurcies de l’Histoire. Si la ville créole ne disposait que de l’ordre de son centre, elle serait morte. Il lui faut le chaos de ses franges. C’est la beauté riche de l’horreur, l’ordre nanti du désordre. C’est la beauté palpitant dans l’horreur et l’ordre secret en plein cœur du désordre. Texaco est le désordre de Fort-de-France ; pense : la poésie de son Ordre. »

Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992

« Trénelle, Volga-Plage, Morne   Morissot, Terrain Marie-Agnès, Terrain Populo, Coco l’Echelle, Canal Alaric, Morne   Pichevin, Renéville, Pavé, Pont-de-Chaînes, Le Béro, L’Ermitage, Cou-Campêche, Bon-Air, Texaco … maçonneries de survie, espace créole de solidarités neuves. Mais qui pouvait comprendre cela ? »

Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992

Fort-de-France, dès avant 1902, se développait inexorablement, dans l’ombre de Saint-Pierre. Sa rade sûre et profonde était facile à défendre. Elle était mieux connectée au restant de l’île par voie terrestre. Mais le site était difficile à conquérir. Pour permettre le développement de la ville, il a fallu assécher la mangrove, draguer les vases de la Rivière Madame et celles de la Ravine Bouillé et même faire venir l’eau des hauteurs. (Ainsi, au milieu du XIXe siècle, pour répondre au problème d’approvisionnement en eau potable que rencontrait la ville, l’amiral Gueydon, gouverneur de la Martinique, fit détourner le cours de la rivière Case  -Navire des hauteurs de Didier et entreprit la construction d’un château d’eau. Devenu aujourd’hui « la fontaine Gueydon », ce château d’eau constitue un élément important du patrimoine historique, architectural et culturel inscrit sur la liste des sites touristiques remarquables de la ville basse).

Fort-de-France : une des rues du plan en damier du centre-ville

Le centre-ville ancien présente un plan en damier caractéristique des villes coloniales, avec ses rues étroites et se coupant à angle droit, telles que le Comte de Blénac, gouverneur général de la Martinique au XVIIe siècle, les avaient tracées.

Si Fort-de-France échappe aux éruptions volcaniques, elle reste soumise aux risques de tremblement de terre et d’incendie. Aussi est-elle alternativement construite et reconstruite en bois et en pierre au cours de son histoire, selon la crainte dominante de l’un ou l’autre risque : le bois résistait mieux aux tremblements de terre, la brique et la pierre aux incendies. Au début du XIXe siècle, elle est en pierre. Après le tremblement de terre du 11 Janvier 1839, destructeur, le Conseil Municipal rend obligatoire la construction en bois, ou en bois sur solage. Mais en 1890, une bonne partie de la ville disparaît en fumée, victime d’un énorme incendie.

Après 1902, Fort-de-France devient de facto ville principale. La ville s’étend malgré les contraintes topographiques. Toute la partie basse est progressivement occupée : les Terres Sainville, dont la propriété est acquise par la municipalité de Fort-de-France au lendemain de la guerre de 1914-18 ; l’Ermitage, de l’autre côte de la rivière Madame. Sur le plateau, les quartiers résidentiels de Bellevue, Didier, la Redoute, commencent à exister, parsemés de riches demeures. L’éruption de 1929 détermine à nouveau des migrations importantes en faveur de son renforcement.

Les pentes urbanisées de Fort-de-France, vues depuis la Pointe du Bout

Mais c’est surtout après la départementalisation que la ville grandit, et même explose. La population Martiniquaise augmente alors fortement par les effets cumulés de l’amélioration des soins - qui conduit à la chute de mortalité - et à un taux de naissance qui demeure élevé. Le nombre d’habitants augmente d’un tiers entre 1954 et 1967. A partir des années 1960, la forte baisse de la fécondité et le départ croissant des jeunes vers la métropole freinent quelque peu cette croissance.

Quartier Trénelle, Fort-de-France : un paysage urbain étonnant

Les pentes urbanisées de Fort-de-France, vues de la rocade (au droit du quartier Dillon)

Devant l’afflux de la population, favorisé par la croissance automobile, de nouveaux quartiers de Fort-de-France gagnent de façon spontanée ou mal maîtrisée les pentes : Morne   Pichevin, Sainte-Thérèse, Trénelle, Bellevue, Clairière ; puis dans les années 1970 Plateau Fofo, Volga Plage, la ZUP de Dillon ; dans les années 1980 : Cluny, Floréal, Terreville, Montgérald ; le quartier Acajou dans les années 1990, celui de la ZAC de l’Etang Z’Abricot dans les années 2000.

Sensible à la spécificité créole de ces quartiers, comme l’avait été en son temps Aimé Césaire, Serge Letchimy parle de « mangrove urbaine   » : expression dynamique de l’économie informelle, lieu d’une organisation solidaire de la survie. Ce sont les quartiers populaires dans leurs rapports avec la société urbaine : « un rôle repoussant et vital de l’écosystème urbain » (Serge Letchimy, De l’habitat précaire à la ville : l’exemple martiniquais – ed. L’Harmattan 1992).

Patrick Chamoiseau reprend le concept de mangrove dans Texaco :

« Je compris soudain que Texaco n’était pas ce que les Occidentaux appellent un bidonville, mais une mangrove, une mangrove urbaine  . La mangrove semble de prime abord hostile aux existences. Il est difficile d’admettre que, dans ses angoisses de racines, d’ombres moussues, d’eaux voilées, la mangrove puisse être un tel berceau de vie pour les crabes, les poissons, les langoustes, l’écosystème marin. Elle ne semble appartenir ni à la terre, ni à la mer un peu comme Texaco n’est ni de la ville ni de la campagne. Pourtant, la ville se renforce en puisant dans la mangrove urbaine   de Texaco, comme dans celle des autres quartiers, exactement comme la mer se repeuple par cette langue vitale qui la relie aux chimies des mangroves. Les mangroves ont besoin de la caresse régulière des vagues ; Texaco a besoin pour son plein essor et sa fonction de renaissance, que la ville la caresse, c’est dire : la considère. »

Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992

Activités commerciales en bordure de l’A1, Fort-de-France

Dans le même temps, les zones industrielles et commerciales s’allongent dans la plaine à la faveur de la route principale devenue, autoroute A1, qui prolonge une « rocade » devenue intra-urbaine dans sa position et ses usages, mais restée autoroutière dans son image et son fonctionnement.

Entrée de ville déqualifiée de Fort-de-France, depuis Schoelcher

Entrée de ville déqualifiée, Fort-de-France

En termes de paysage  , cet urbanisme débridé, intense et insuffisamment contrôlé, a engendré de nombreux quartiers urbains insalubres, ainsi que des entrées de ville largement dégradées. L’urbanisation fait désormais de Fort-de-France une conurbation qui court de Schoelcher au Lamentin, du bord de mer à Balata et jusqu’aux portes de Saint-Joseph. Les quatre villes, regroupées au sein de la Communauté d’agglomération du Centre de la Martinique (CACEM), concentrent environ 43% de la population (soit 176 000 habitants) et 60% des emplois, sur seulement 15% du territoire de la Martinique (chiffres Etudes Caribéennes, déc 2008). Par ailleurs, elle abrite deux infrastructures d’envergure, le port et l’aéroport et six des huit hypermarchés de l’île. Plus de la moitié du parc automobile (estimé à près de 200 000 véhicules) converge quotidiennement vers Fort-de-France et son agglomération, avec ses fortes nuisances occasionnées : pollution, bruit, insécurité routière, gaspillage énergétique, coût socio-économique élevé. La ville-centre elle-même est « confrontée au dépeuplement, à l’exclusion sociale, à la dévitalisation économique, à de graves difficultés budgétaires et une réelle médiocrité urbaine », notent les urbanistes (dossier du « projet de réconciliation urbaine de Fort-de-France, Ville-Capitale de la Martinique » 2008).

« L’En-ville   s’était développé ; à mesure-à mesure, il avait distendu son rapport à la terre, supprimé ses jardins. Les cultures de mon Esternome avaient sans doute été couvertes par des cases nouvelles, et les nouveaux habitants du Quartier des Misérables (…) s’installaient sans même planter un fruyapain, dégrader un bout de terre ou lâcher un cresson dans l’eau claire d’un canal. Fiers de leurs ongles sans boue, ils se laissaient emporter par l’En-ville   qui avalait l’entour. L’En-ville   que mon Esternome considérait tant, m’apparut comme une bête aveugle, proliférante mais inapte à survivre. »

Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard 1992

Dans les années 2000, une ambitieuse démarche de « réconciliation » urbaine s’organise, sous la houlette du maire-urbaniste de Fort-de-France, Serge Letchimy. Une programmation est élaborée au travers du Schéma Directeur d’Aménagement et de Cohérence (SDAC) de la Ville basse de Fort-de-France. Dans la lignée du Grand projet de Ville engagé en 2000, le PDRU, Programme de Développement et de Rénovation Urbaine engagé en 2005 vise en priorité la requalification des espaces publics, de l’habitat, des équipements démolition et reconstruction d’immeubles. La Ville poursuit également d’autres opérations de quartiers, notamment les RHI, Résorptions de l’Habitat Insalubre

Outre les actions de développement social et d’insertion en faveur de populations défavorisées et souvent marginalisées (CUCS, Contrat Urbain de Cohésion Sociale et le PLIE, Programme Local d’Insertion par l’Economique), de développement économique (ZFU, Zone Franche Urbaine de Dillon étendue à la frange portuaire et au front de mer), la ville engage de nombreuses transformations :

• Le centre commercial de la Cour Perrinon, nouveau cœur de la ville
• Le ravalement des façades de la ville de Fort de France
• La Rénovation urbaine de Morne   Abelard et de Rive Droite / Bo Kannal (2005-2012...)
• L’aménagement et mise en valeur de la Place de la Savanne
• L’habillage des façades du bâtiment administratif
• Le désenclavement et aménagement urbain de l’Ex-Hôpital Civil (2004-2012...)
• La résorption de l’habitat insalubre à Trenelle-Citron (2006-2016...)
• L’aménagement, Rénovation et Développement du Quartier Dillon (2006-2012...)
• L’aménagement et mise en valeur du Parc Floral (2006-2012...)
• L’aménagement du quartier et du port de plaisance de l’Etang Z’Abricots (2002-2012...)
• La reconversion des postales en bar-restaurant culturel (2006-2010...)
• La restructuration et mise en valeur de la fontaine Gueydon (2007-2010...)
• Les liaisons maritimes dans la baie de Fort de France (2006-2012...), le transport en commun en site propre (2008-2015...), dans le cadre du Plan de Déplacements Urbains de la Communauté d’Agglomération du Centre.
• L’aménagement du centre d’affaire de la pointe Simon (2005-2012...)
• L’aménagement de la promenade du front de mer : le projet « Malecon » (2006-2012...)
• L’aménagement et mise en valeur de la place Romero (2006-2008...)
• La rénovation de cite bon-air, une « co-propriete dégradée » (2007-2012...)
• La réalisation de la maison des Amériques, espace d’habitat caribéen (2005-2012...)
• La restauration et mise en valeur de la cathédrale Saint-Louis (2002-2012...).

Le parc de la Savane à Fort-de-France, bord de mer

Les premières réalisations se concrétisent dans l’espace public avec le projet emblématique du Parc de la Savane. Cet espace de 4,5 hectares en cœur de ville, successivement jardin botanique et parc urbain, symbolique d’un art de vivre foyalais, s’est transformé dans les années 1970 en lieu de stationnement anarchique, meurtri par le tout voiture, pour devenir à la fin des années 1990 une place victime de son insécurité et de son image dévalorisée, malgré la qualité de son patrimoine paysager. Désormais la Savane est réaménagée et mise en valeur, notamment avec une nouvelle ouverture sur le front de mer.

L’espace Perrinon et les voies adjacentes en réfection, premiers signes d’une réconciliation urbaine

Dans l’architecture, c’est le Centre commercial de Cœur de Ville, Perrinon, qui concrétise cette volonté de « réconciliation » urbaine, ainsi qu’un début de ravalement des façades du centre-ville (600 logements concernés).