Premier paysage colonial

Sur la Basse Terre et, à partir de 1659, sur le « plat pays » de basse-Pointe, l’ichali   ou abattis caraïbe, le fameux ’jardin’, impose aux colons de la Martinique un paysage   initial déjà humanisé. Les sites d’habitat choisis par les arrivants européens sont toujours occupés, ou l’ont été à une période antérieure, par des Amérindiens, particulièrement sur la côte occidentale. Deux facteurs fondamentaux permettent d’établir avec certitude la fréquente continuité de l’habitat sur les sites du littoral. Le premier est l’identité des préoccupations des Caraïbes et des Français dans la recherche de points d’implantation : un replat à l’abri des grandes marées et à proximité d’une rivière, une anse avec une plage permettant de tirer les embarcations au sec et de transborder les marchandises, des mornes encadrant le débarcadère pour assurer la surveillance et la défense contre des assaillants venus de la mer. Le second facteur est la difficulté de nettoyer le terrain avec l’outillage de l’époque pour la première mise en culture. Les ’jardins’ caraïbes, déjà défrichés, ont été l’amorce des premières habitations vivrières et en pétun. La succession du jardin à l’habitation   a été d’autant plus naturelle que les défrichements des Caraïbes, quoique situés à l’intérieur des terres, se trouvaient à proximité de leurs zones d’habitat, dans les anses du littoral.

On peut donc affirmer que la succession de souveraineté et d’occupation qui s’instaure sur cette partie de l’île concerne d’abord les terres défrichées et les points d’eau reconnus par les premiers occupants et l’habitat qui s’y trouvait ou y avait existé antérieurement à l’arrivée des Européens. C’est sur le noyau initial du village caraïbe, qu’il ait été temporaire, permanent ou abandonné depuis longtemps que se greffe le noyau initial du bourg colonial, qu’il se développe de façon pragmatique, en pactisant avec l’environnement tant physique que sociologique et en procédant par retouches successives.

Dans toute la BasseTerre, où l’occupation du sol est la plus ancienne, le parcellaire est plus morcelé et les habitations sont sensiblement plus réduites que dans le reste de l’île [1]. Seules les concessions localisées dans le bassin d’un cours d’eau de quelque importance atteignent 2.000 pas [2] de profondeur (2.400 m environ). La plupart sont plus modestes à cause de la déclivité des pentes (500 à 1000 pas). La moyenne des concessions est donc de 20 carrés [3] (25 ha 26), contre 30 carrés pour l’ensemble de la Martinique. Les surfaces cultivées ne représentent pas 20% de la surface concédée au total et les cultures commerciales environ 10%, sur une profondeur maximum de 750 m à l’anse Couleuvre et au Fond   Moulin.

’Les habitants commencent par planter les légumes écrit encore Oexmelin. D’abord ils sèment des pois, ensuite des patates, du manioc, dont ils font de la cassave, des bananiers et des figuiers, qui, dans ces premiers commencements, leur servent de nourriture. Ils plantent ces figuiers dans les lieux les plus bas et les plus humides, le long des rivières et auprès des sources ; car il n’y a guère d’habitant qui n’ait sa demeure proche d’une rivière ou d’une source’. Ce n’est qu’après avoir pourvu à la nourriture que les nouveaux concessionnaires se préoccupent des cultures commerciales et encore pas toujours

La culture du pétun est bien connue à partir des témoignages de Dutertre et d’Oexmelin : les défricheurs plantent en fonction des bras disponibles, à raison d’un millier de plants par homme. L’outillage nécessaire est sommaire : hache pour défricher, serpe pour élaguer et désherber, houe pour préparer la terre. Les bâtiments sont sommaires et la surface de terre à cultiver minime, un hectare suffit largement. Le père Bouton affirme en 1640 que ’le pétun a été jusqu’à présent la seule marchandise qu’on a rapporté en France de Martinique. Il est excellent en notre isle [4]’. Cela reste vrai jusqu’en 1655. La culture débute en octobre ou novembre, la récolte se termine en mars avec le Carême (la saison sèche).

Le terrier de 1671 distingue dans une colonne la « quantité de terre plantées en Cannes, en Pétun, en Vivres, en Indigo, en Gingembre », dans une autre la partie de concession en Savanes et dans une troisième le « Restant de la place à défricher ». Cette liste des cultures commerciales n’est pas complète et ne permet pas de restituer l’occupation du sol :elle ne donne ni le détail des vivres ni la totalité des cultures commerciales du premier demi-siècle de colonisation. Cependant, si l’on observe de près la colonne du « restant à défricher », on y découvre, sur presque toutes les places, la mention « Bois debout » et « Haziers », mais aussi parfois, « Parq pour les bestiaux » et dans les quartiers du Carbet et de la Case   Pilote « Medeciniers », « Caneficiers », « Gouyaviers » et « Cotoniers », ces quatre dernières plantes ne se trouvant que dans cette partie de la Basse Terre. Si l’on retient aussi des toponymes précoces, tels que « Morne   aux Bœufs », l’étude du terrier de 1671 donne bien une idée générale des paysages agraires de la première phase de colonisation.

Le pétun est cultivé partout sur le territoire colonisé et occupe 38,4 % des habitations, la canne 37,3 % mais 18,5 % seulement de toutes les habitations sont des sucreries équipées d’un moulin avec plus de quarante esclaves. 24,3 % des habitations sont purement vivrières. Il reste que les 18,5 % d’habitations qui cultivent la canne et ne produisent pas de sucre, cultivent et produisent autre chose (coton, gingembre, rocou, indigo), suivant les aptitudes du sol et du climat, et continuent à couper et vendre du bois, soit pour un usage médicinal, soit pour la charpenterie et la menuiserie, soit enfin pour le charbon de bois dont la production n’a jamais été étudiée par aucun historien.

Le coton n’est pas signalé par les statistiques officielles – et donc sous-estimé par les historiens – parce qu’il est largement autoconsommé sur place et parce qu’il n’exige, à l’époque, pratiquement aucun soin. Les Caraïbes faisaient déjà quelques abattis pour cultiver une variété indigène et c’est d’eux que les colons ont hérité. Cultivé en parcelles ou en lisières (haies) décoratives autour de la grand’case  , « le coton ne désire que peu de façons, incontinent l’arbre couvre d’ombre la terre voisine de sorte qu’il y a peu à sarcler », écrivait le père Bouton, en 1640. L’importance du coton était si grande que, jusqu’en 1660, on pouvait payer les taxes en coton lorsqu’il n’y avait pas de pétun.

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*Alain Manesson, Le Coton

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*Reconstitution du paysage   du Macouba dans la première phase de colonisation (1635-1685) d’après Urba 97.

La culture du coton ne s’est jamais véritablement étendue que dans les endroits où il était impossible de faire du pétun (tabac), du gingembre et de l’indigo, faute de pluies suffisantes et bien réparties sur l’année. Cette spéculation a toujours été associée à la canne à sucre, sans jamais lui faire concurrence, et l’on connaît surtout son importance par le fret des navires. Ce sont d’ailleurs les transporteurs qui ne trouvaient pas leur compte dans le fret de cette marchandise qui ont peu à peu étouffé la production commercialisée du coton, mais sa culture a continué à être pratiquée jusqu’au début du XXe siècle. Pour l’indigo, sa culture ne commence que vers 1660 et sera plus tard étouffée par l’énorme production de Saint-Domingue. Le gingembre a toujours été cultivé dès son introduction contemporaine de celle de l’indigo, mais il ne fait plus l’objet que d’une consommation locale, dès la fin du XVIIe siècle.

Toutes les spéculations sont saisonnières ou occasionnelles (le bois, le charbon) et permettent de conduire conjointement les cultures vivrières au caractère permanent.

Aucun groupement d’habitat n’intervient dans une longue phase initiale. Les premiers colons tracent des pistes pour joindre leurs champs au chemin de la côte lorsqu’il existe et toujours aux embarcadères les plus sûrs.