Le second cycle de spéculations coloniales : sucre, cacao et café

Une seconde phase de colonisation se caractérise par l’adoption du système colonial mis au point par les Portugais et les Hollandais au Brésil. Ce système est fondamentalement esclavagiste.

C’est à ce moment que joue à plein la dialectique proposée par S. Mintz entre le grand domaine agricole tourné vers les cultures d’exportation et soumis au cycle des spéculations et la petite exploitation vivrière qui n’accède qu’au marché local, quand elle n’est pas tout simplement autarcique. C’est dans cette phase que la société d’habitation   prend les formes matérielles et les caractères sociaux et culturels qui la caractérisent. Parce qu’elle les adapte constamment, ils survivent à l’abolition de l’esclavage, à l’apparition de la machine à vapeur et de l’usine et ne sont gravement altérés que par l’émergence d’une culture urbaine et mercantile permise par la départementalisation.

Dans cette phase, le peuplement blanc est renforcé et modifié par l’arrivée de Hollandais du Brésil et de juifs d’Afrique du Nord et du Brésil accueillis par la WIC (West Indische Compagnie), entre 1654 et 1657. On notera les toponymes Petit Brésil (Fort-de-France) ou Quartier Brésil (Trinité) et l’on se rappellera que leur arrivée marque le premier démarrage du sucre et du cacao.

Cacao

Dans sa relation de 1660, l’abbé Cosimo Bruneti est le premier à signaler les cacaoyers qui poussaient dans les bois de la Cabesterre. On commence à les exploiter vers 1675, même si Labat en attribue le mérite, bien avant, au Judéo-Portugais Benjamin Dacosta. et même à Pierre Dubuc. Dacosta aurait planté la première cacaoyère au Réduit, au-dessus de Saint-Pierre, avant d’être expulsé en 1684 [1]. Quoiqu’il en soit, de cette année 1684 jusqu’en 1727, les cacaoyers représentent la première des cultures d’exportation du nord de la Martinique, au-dessus d’une ligne allant de Saint-Pierre à la Trinité.

Quoiqu’il en soit, un premier cycle du cacao s’achève en 1727 car, à la suite d’une grave épiphytie, un rapport au gouverneur de Champigny atteste la reconversion au caféier des habitants du quartier de la Trinité, de la Capesterre [2] et du Nord-Caraïbe, jusqu’au début du XIXe siècle. Cependant, des exemptions d’impôt furent accordées à ceux qui replantaient des cacaoyères et, en 1789, la Martinique comptait 1.134 hectares de cette culture. Par crainte des ouragans, mais aussi du vent sec signalé par Thierry, les cacaoyers replantés après 1727, ne le sont plus que dans les gorges chaudes et humides, où ils trouvent de fertiles alluvions et une situation d’abri. Les arbustes présentent plusieurs tiges et ne sont pas taillés. La plantation une fois faite, il semble que l’on n’ait eu d’autre souci que de cueillir les cabosses sur les troncs et les branches et de les faire sécher. Au XVIIIe siècle, cette spéculation est principalement développée dans le quartier de la Basse Pointe, elle ne devient la spécialité de Grand’Rivière et du Prêcheur qu’au XIXe siècle.

Café

D’après le témoignage de J.-B. Thibault de Chanvallon, l’apparition du caféier a failli briser la prépondérance de la canne à sucre et a fait abandonner le coton sur la presqu’île de la Caravelle, le cacao ailleurs. ’ Le prix considérable du café depuis la dernière guerre [3] a presque fait renoncer à toute autre production. La plupart des habitants ont abandonné le coton, le cacao ; plusieurs même ont arraché les cannes à sucre pour y planter du café. On a défriché les bois de tous les côtés, on en a fait des plantations dans le cœur de l’Ile, aussi en avant qu’on l’a pu, et sur les montagnes mêmes ; toutes les paroisses dont nous n’avons pas désigné les productions, cultivent cet arbuste.

On pourrait donc regarder la Martinique comme une Ile cultivée seulement en canne à sucre et en café. »

Le naturaliste Jean-Baptiste Leblond qui fait une excursion à la Montagne Pelée au début de l’année 1767 le constate aussi en écrivant : ’là où finissent les habitations de caféiers commencent les sucreries qui s’avancent jusqu’aux côtes escarpées des bords de la mer [4]’.

Une espèce plus robuste introduite de Cayenne dans les années 1750 conforte le cycle soutenu par la libre importation en France et l’accroissement de la consommation. En 1770 la culture du café dépasse celle de l’indigo et du cacaoyer et menace celle de la canne dans toutes les îles françaises. Cet essor est dû à l’amélioration considérable de la qualité de la production des Antilles qui inonde désormais l’Empire Turc et l’Orient amateur de café. La demande de café, particulièrement forte à la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), provoque une hausse des cours se poursuivant de façon soutenue jusqu’à la fin du siècle.

A ce moment, la culture du café colonise tous les mornes secs des péninsules : Morne   Champagne aux Anses d’Arlet – réputé le meilleur -, hauteurs de Sainte-Luce et du Diamant, côte au vent du Marin et du Vauclin, péninsule de la Caravelle.

Sucre

Le début du second cycle du sucre est contemporain des mutations qui affectent le cacao et le café au début du XVIIIe siècle. Un certain nombre de faits, liés au contexte, confortent cette hypothèse. L’affaire du Gaoulé (1717) traîne jusqu’en 1719, date des dernières amnisties et une terrible disette paralyse les sucreries et développe le marronnage et l’insécurité en 1722. Consécutif à la catastrophique dépression cyclonique de novembre 1724, un marasme général s’abat sur la Martinique en 1725. En revanche, après cette dernière épreuve et profitant sans doute des allègements fiscaux consentis par l’Etat, la création de nombreuses sucreries est attestée en divers points de l’île. On doit noter tout particulièrement la fondation après 1725 de l’habitation   La Caravelle, à Tartane, par un Balthazar Dubuc, époux de la propre sœur de Louis Monnel Maucroix et la fondation par celui-ci de l’habitation   Le Val d’Or. Le nombre des sucreries va culminer dans les années 1740 pour retomber ensuite, sans que les surfaces plantées en canne reculent pour autant. La reprise intervient après la guerre de Sept ans (1763) sans que le nombre des sucreries ne revienne jamais à son niveau de 1740.

De nouveaux équipements apparaissent ou se répandent : les moulins à roue hydraulique deviennent presque aussi nombreux que les moulins à manège qui avaient dominé le début du XVIIIe siècle, tous sont habillés d’une case   ou cage de maçonnerie souvent couverte en tuiles, quand l’habitat n’est couvert que d’essentes ou de paille. Les premiers moulins à vent, apparus très tôt sur la côte sous le vent sont désormais, pour la plupart, localisés au vent. L’ensemble des installations agroindustrielles tend à se construire en dur, en particulier les cheminées et les purgeries ; les couvertures prennent des proportions importantes qui tranchent dans le paysage  .

La concentration des terres cannières dans les limites d’un nombre moindre d’habitations influe considérablement sur le nombre des esclaves. Plus nombreux et plus concentrés sur un même domaine, ils perdent peu à peu le bénéfice du jardin de case   et du samedi nègre, moins rentables pour les propriétaires que la distribution des ’vivres communs’ cultivés sur l’habitation   ou achetés aux habitations vivrières. Le hameau des esclaves, avec ses cabanes alignées cote à cote devient la réalité de toutes les habitations sucreries : il n’y a plus de place pour de ’petites guinées’, seulement pour quelques poules et cochons.

Restitution du paysage du Macouba vers 1800. Dessin Urba 97.
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Détail du plan de l’habitation   de Marolles en 1800 (actuel quartier Grand Case   au Lamentin)

La culture en jardins tend à s’éloigner des champs ouverts d’habitation  , elle se replie dans les fonds et dans les mornes aux soins des libres de couleur, de plus en plus nombreux : d’où les Fonds Gens Libres de la toponymie.

Souvent mal nourris et plus mal traités que sur les petites exploitations, les esclaves de sucrerie fournissent le gros des bandes de marrons qui se multiplient à la fin du XVIIIe siècle à la lisière des grands bois du centre de l’île, parfois réfugiés chez les ’jardiniers’ libres..